I
Aujourd'hui, j'ai 7 ans
et je suis heureux.
Dans un instant maman va
être pendu.
Mon grand frère fusillé.
Il n'y a pas de quoi
s'émouvoir.
Ils ont désobéis à la
loi en sachant que c'était mal.
C'est moi qui les ai
dénoncés. Contre de la nourriture et par devoir.
Ils voulaient partir.
Nous quitter.
Ce n'est pas une attitude
responsable. Ici chacun est solidaire de l'autre. Nous ne pouvons pas
abandonner notre famille.
Ils n'ont que ce qu'ils
méritent. Juste punition.
Mais je ne comprends
toujours pas pourquoi ils voulaient partir. Surtout maman.
Je ne dois pas dire
maman.
Je ne le dit pas, je le
pense dans ma tête.
L'instituteur nous a
expliqué que nous devions appeler chaque personne par son prénom.
Parce que nous sommes une grande famille et chacun est membre du
tout, à part égale.
Yuna, maman, vient de
passer devant papa et moi. Pardon, je dois dire devant Jang et moi.
Mais là je le dis que dans ma tête, personne n'entend, je ne serai
pas puni.
Yuna monte les marches de
l'échafaud, les yeux bandés, guidée par un gardien. Elle a maigri.
C'est de sa faute. On ne donne pas à manger à un condamné, c'est
gaspiller.
Je ne sais pas pourquoi
Jang est triste. Il est debout à ma gauche, la tête baissée, les
bras se rejoignant sur le nombril, les mains superposées. Il renifle
plus qu'il ne pleure. Il n'a pas le droit de pleurer. On ne pleure
pas la mort d'un traître.
Au bout de la corde qui
se tend, le corps de maman, pardon de Yuna, se raidit.
J'ai plus de mal à ne
pas dire maman que papa. Mais je vais y arriver. Tout le monde y
arrive.
Les deux mains attachés
par une corde à un poteau, Kim, mon frère, à également les yeux
bandés.
Je l'ai toujours appelé
Kim, je n'ai jamais dit Mon frère. Du coup je ne me trompe
pas. Même dans ma tête.
Kim attend son tour. Un
officier commence le compte à rebours avant que ne claque un concert
de détonations. Kim plie les genoux, sa tête tombe sur son épaule
gauche. Il ne s'affaisse pas complètement. Il reste suspendu entre
deux positions, de manière inconfortable.
Maintenant que Yuna et
Kim ont été puni, Jang et moi devons déclarer publiquement qu'ils
avaient commis un délit et que nous désapprouvons leur acte. C'est
normal, nous devons prouver notre fidélité à la communauté.
Sans sourciller, je
désavoue Yuna.
J'ai honte qu'elle ait
été ma mère, même si ce ne fut que biologique.
J'appartiens au
collectif, mon sang et mon esprit ne font qu'un avec ma famille
socialiste.
J'ai 7 ans aujourd'hui,
et je suis heureux.
Je suis entouré de gens
que j'aime et qui s'occupent de moi. Je travaille pour la communauté.
Avec mes compagnons, je pousse des wagons remplis de charbon, à plus
de cent mètres de profondeur. Pour nous encourager de nombreux
slogans peints sur des calicots ornent les galeries. Nous ne devons
pas perdre de vue que de notre travail dépend la survie de notre
famille.
J'habite un village
riche. L'instituteur, Jung,
nous a dit que nous étions des privilégiés. C'est pourquoi il y a
des grillages et des barbelés. Pour nous protéger des méchantes
personnes du Sud, qui veulent voler nos bien et détruire nos maison.
Nous tuer, car ce sont des barbares.
Pour notre bien être
commun, je me dois de participer au bon fonctionnement de notre
village. C'est la moindre des choses. Je ne vais pas profiter de
l'effort des autres. Il faut nous battre, nous serrer les coudes et
être solidaires pour garder nos avantages. Nous devons travailler
dur pour nous en sortir.
Quand je ne suis pas à
l'école, je passe une partie de mes journées dans la mine, la
poussière, les éboulements et les explosions de grisou. Après
chaque accident, les morts sont remerciés pour leur sacrifice et
nous recevons une ration double. C'est fête. Sauf pour ceux qui ne
viennent pas à l'oraison funèbre. Ils vont au cachot. Il est
obligatoire d'assister à ces cérémonies. Comme aux exécutions.
Ça y est nous avons fini
notre repentance, les corps de Yuna et Kim toujours exposés à la
vindicte, nous pouvons retourner à nos activités, le cœur léger.
II
Pour mes 15 ans j'ai eu
de la chance, j'ai mangé de la viande.
Avec Chang, mon seul ami,
nous avons réussi à attraper un rat. Ils se font rares, tout le
monde est à l'affût du moindre complément alimentaire.
C'est à proximité des
toilettes communes que nous l'avons aperçu. Aux aguets, nous avons
bondis et nous l'avons assommé avec une de nos chaussures.
Ensuite, je me suis
occupé de lui. J'ai commencé par lui brûler les poils, dehors, à
la nuit tombée, loin des gardes et en faisant attention aux odeurs
de chair grillée. Je lui ai ouvert le ventre pour le vider puis j'ai
enterré ses viscères.
Nous avons
tout mangé, même les os. Ils sont mous, ils se mâchent longuement.
Quel bonheur.
Un véritable
festin qui nous a changé de nos rations de maïs et de pommes de
terre.
Quelques
fois nous avons droit à du blé.
Les gardes
sont capables de nous tuer pour quelques grains dérobés. Ce sont
les ordres. On ne vole pas son pays, ni sa famille.
Mais c'est
que nous avons faim. Tous les jours. Tout le temps. Je n'ai pas vécu
une heure sans connaître ce sentiment de manque. Aussi loin que je
me souvienne, j'ai toujours eu des crampes d'estomac.
C'est pour
manger, gagner une ration supplémentaire, que nous nous dénonçons
les uns les autres.
Ici, tout le
monde surveille tout le monde avec la délation comme constance de
vie. Parents comme enfants, la suspicion règne entre tous.
Chacun est
puni en fonction de la gravité de son acte.
Tentative
d'évasion, la mort.
Insulte à
l'encontre de notre Grand Leader et Lumière de notre existence, la
mort.
Vol de
nourriture, la mort.
Une jeune
fille, âgée de 6 ans qui a volé des grains de blé et les a gardé
dans la poche de sa veste, plutôt que de les manger, fut frappée
plusieurs heures sur la tête avec un bâton. Une poche de sang s'est
formée sur son crâne, elle n'a pas survécu. Elle est morte dans la
nuit dans les bras de sa mère. Personne ne s'est ému. Ou du moins
ne l'a montré. Qui dit émotion, sous-entend complicité ou pardon.
Ici, on ne
pardonne pas sans punir avant.
Un autre
jour, une femme enceinte fut suspendue à une branche et fouettée à
mort par le gardien qui l'avait engrossé. Pour se débarrasser
d'elle et de l'enfant, il l'a dénoncé pour tentative de corruption
d'un fonctionnaire. Elle fut exécuter au septième mois de
grossesse.
Peu
d'enfants naissent dans le camp.
Je suis un
des rares dans ce cas-là. Avec Chang.
Les autres
sont arrivés avec leurs parents, avant d'être séparés.
Yuna et
Jang, mes parents, se sont rencontrés dans le camp. Ils étaient bon
travailleurs et reçurent l'autorisation de se marier et d'avoir deux
enfants. C'était comme une récompense
à leur obéissance, leur docile servitude.
Avant
le camp, Jang était vendeur de tissu et Yuna repassait à domicile.
Ils ont toujours été discrets et fidèles au camarade Grand Leader.
Il
a cependant suffi qu'un membre de leur famille respective parjure et,
c'est la loi, sa faute s'est répercuté sur trois générations.
Soit une cinquantaine de personnes pour chaque famille.
Du jour au
lendemain, sans comprendre pourquoi, Yuna et Jang se sont retrouvés
enfermés. Ils savaient qu'ils finiraient leur vie ici. Plus tôt que
prévue pour Yuna, exécutée après une tentative d'évasion.
Puis, Jang
s'est laissé dépérir pendant six mois avant de mourir.
Pas moi.
Je ne fais
confiance à personne. À part Chang.
Nous
sommes nés et vivons dans un camp de travail, le camp 14, et jusqu'à
aujourd'hui, nous avons survécus.
III
Je n'ai plus
de force. Je ne suis que plaies et croûtes qui n'arrivent pas à
cicatriser.
Je suis dans
une cellule en béton avec pour toilette un simple trou dans le sol
par lequel sortent des insectes que je tente d'attraper, pour manger.
Je peux à peine bouger.
J'ai subi le
supplice du feu. Mains et chevilles liées. Suspendu, bras et jambes
vers le haut. Le dos tourné vers le sol, au dessus de flammes
léchant ma peau. J'ai des cloques purulentes sur le corps.
Dans la
cellule, couché sur le ventre, les articulations ankylosées,
pustulant et gémissant à chaque mouvement, marinant dans le pus et
les peaux mortes, j'entends les haut-parleurs qui rythment la vie du
camp. Des musiques martiales aux ordres du parti, du réveil au
coucher, du réfectoire au fond de la mine, de la naissance à la
mort.
C'est mon
seul divertissement, avec le vieil homme qui partage ma cellule et
prends soin de moi. Avec rien, si ce n'est des paroles apaisantes, il
me secours et soulage
mes douleurs. Il panse mes plaies avec des lambeaux de ma chemise. Il
me tient accroupie pour faire mes besoins.
C'est la
première fois de ma vie que quelqu'un me vient en aide.
À ses risques et périls.
Dénoncé
pour avoir dérobé un bout de pain, l'ancien a subi le supplice de
l'eau. Ligoté, les yeux
bandés, de l'eau est versée dans sa bouche maintenue ouverte, de
force. Peur de la noyade, panique inhumaine dans l'étouffement
provoqué. Les gardiens rigolent.
De
temps en temps, par pur plaisir, ils entrent dans la cellule, me
rouent de coups de bâton et de pieds sur le corps. Leurs chaussure
écrasent mon visage creux et boursouflé.
Étrangement,
les gardiens laissent le vieux me secourir.
Me parler.
Il me dit
qu'un autre monde existe, à quelques centaines de kilomètres du
camp 14. Je n'arrive pas à croire ses récits. Cela me semble
tellement irréel.
L'instituteur,
sous les portraits bienveillants de nos leaders éternels, nous
faisait la lecture d'une bande-dessinée présentant le Sud. La
pauvreté et la violence y règnent en maître. Le manque d'éducation
et les maladies déciment la population qui ne vit que de rapines et
de banditisme. L'insécurité et la mendicité se rencontre à tous
les coins de rue. Le Sud est un pays misérable et immoral.
Nous
avons sans aucun doute de la chance de vivre au Nord et devons
remercier notre Leader, soleil de nos vies, de travailler à notre
bonheur. De se battre face aux forces du Sud pour conserver notre
niveau de vie.
Dans
ma cellule, allongé sur mes plaies qui ne cessent de s'ouvrir sous
les coups quotidiens des bottes des soldats, le vieux me raconte une
autre histoire. Comme un conte merveilleux.
Je
ne sais pas si je peux avoir confiance en lui.
Je
suis seul.
Je
n'ai que Chang. Jusqu'à présent, nous nous sommes soutenus,
entraidés, épaulés et portés assistance. Aujourd'hui, il ne peut
rien pour moi. Je suis à la merci du vieux.
Je
dois rester prudent, peut être qu'il essaye de me piéger pour
ensuite me dénoncer et gagner une ration ou un raccourcissement de
sa peine.
De
toute manière, je peux à peine parler. Je n'arrive qu'à écouter
et à douter de tout, et de tout le monde. Cependant, les paroles du
vieux sont comme du miel, elles m'aident à tenir. Psychologiquement.
Elles sont comme les étoiles dans le ciel, gratuites et hors de
portée des gardiens. Ils ne peuvent pas nous enlever les astres ni
les images cachées dans notre cortex. Ce sont les seules choses qui
nous appartiennent encore en propre.
Alors
que le vieux parle, tout en changeant mes bandages, les soldats
entrent dans la cellule et me traînent à l'extérieur. J'essaye de
me tenir debout, seul face à la foule réunie sous la menace des
fusils.
Je
dois faire mon auto-critique, faire pénitence et avouer des fautes.
Chacun, devant mon état de délabrement, doit comprendre le
traitement qui est réservé aux traîtres et à tout ceux qui ne
suivent pas les ordres et le règlement.
Aujourd'hui,
je sers d'exemple alors que dans ma tête se heurtent les paroles du
vieux.
Il
existe autre chose, juste là, en face de moi, derrière les barbelés
qui s'impriment sur mes rétines brillantes d'un espoir jusque-là
inconnu.
IV
Il
y a une nouvelle exécution. Un enfant qui a détourné de manière
humoristique les paroles du Grand Leader.
Tout
le monde est regroupé devant le poteau où il va être fusillé.
Ses
parents sortent tout juste de prison. Ils ont été roués de coups
et connus tous les supplices imaginables par les tortionnaires, qui
s'en donnent à cœur joie pour développer de nouvelles tortures.
Dès
que leur enfant sera mort, ils devront le désavouer publiquement et
déclarer que ce n'est que justice. Ils ne devront pas pleurer.
Avec
Chang, nous n'assistons pas à l'exécution. Nous sommes accroupis
derrière un baraquement et nous préparons à courir vers la
clôture, à l'opposé du rassemblement obligatoire.
Ils
ne vont pas tarder à amener l'enfant. Les regards seront alors
tournés vers lui, dans le silence de la peur et du dégoût partagé.
Lorsqu'il
sort de la prison, encadré par deux gardiens, nous commençons à
avancer, courbés, les mains à même le sol.
Nous
ne rampons pas, nous progressons le dos voûté, la tête enfouie dans
les épaules, le regard oscillant entre le grillage et nos arrières
à surveiller.
Je
vois Chang, devant moi, qui arrive devant la clôture. D'un bond il
se jette dessus, s'agrippe à 1 mètre du sol, pensant pouvoir
l'escalader. Il reste collé à la structure métallique électrifiée.
Son corps tremble, secoué de crépitements alors qu'un léger
mouvement d'avant en arrière anime le piège où il vient de se
jeter volontairement. À l'instar du plaisir qu'il
prenait, chaque jour, à entretenir les barrages au fil de l'eau qui
fournissent l'énergie au camp et au grillage, qui vient de lui
donner la mort. Dans un éclair d'étincelles, renouvelables à
satiété, la mort te colle à la peau.
Sans
réfléchir, aussi vif que la lumière, je me jette sur le dos de mon
ami électrocuté. Il me protège des volts assassins. J'arrive à
escalader les derniers centimètres, debout sur ses épaules, sur son
corps scotché au grillage.
D'un
bond par dessus les barbelés, je me retrouve de l'autre côté. Je
n'ai que les paumes des mains et les tibias brûlés. J'ai de la
chance.
Pas
comme Chang.
Adieu
mon ami.
Je
n'ai pas le temps de me lamenter. Je dois fuir, courir sans
m'arrêter.
Je
suis ivre, l'oxygène qui afflue me brûle les poumons. J'ai les yeux
rougis de larmes et d'afflux sanguin. Mon cœur bat la chamade. Je
fonce droit devant, vers les bois, vers l'inconnu. Je ne sais pas ce
que je vais trouver. Si les paroles du vieux et de mon père sont
vraies, ou si ce n'étaient que mensonges, contes à dormir debout
pour se raccrocher à une illusion. Pour survivre dans les rêves
d'un monde meilleur.
Je
n'ai pas le temps de me poser la question. Il est trop tard. Si je
suis capturé, je serai fusillé après des jours de torture sadique.
Plutôt mourir, abattu dans l'espoir d'un lueur
d'humanité. Fut-ce une chimère qui me verra tomber le sourire aux
lèvres.
Je
suis épuisé. Je continue de courir.
Je
croise des gens qui me regardent à peine. Préférant ne pas me
voir, ne pas savoir qui je suis. D'où je viens et où je vais. Je
cours, j'halète, me rafraîchit à une rivière dans laquelle je
plonge, nage et m'ébat de plaisir sous le soleil printanier. C'est
beau. Irréel. Je me retrouve de l'autre côté, sur la berge
opposée. Sans le savoir, une frontière vient d'être franchie.
Je
n'ai plus peur, l'adrénaline me donne le pouvoir de rire aux éclats
tout en continuant ma course éperdue vers l'inconnu.
Je
rencontre des couples qui se promènent librement. Ils parlent et
rient. Me regardent. M'interpellent. Je ne peux pas m'arrêter, je ne
sais pas qui ils sont. Je dois continuer jusqu'à trouver l'autre
monde. L'espoir me submerge, décuple mes forces.
En
plein jours, j'aperçois la lumière des étoiles qui percute ma
cornée.
Je
me sens porter dans les airs. J'ai l'impression de voler, de me
détacher de mon corps et de ce monde terrestre. Je flotte dans
l'obscurité de l'inconscience.
Quand
tout devient noir je perd connaissance.
V
Cela fait un mois que je
suis enfermé dans un studio à Séoul.
Je ne veux pas sortir.
Je ne peux pas.
Je n'ai pas d'argent. Il
en faut.
Je mendie ma nourriture
auprès d'organisations caritatives. Quand je peux m'y rendre.
Je n'ai pas de papier. Il
en faut aussi.
Je ne peux sortir
qu'accompagné. Sous escorte.
J'ai peur du regard de
ces milliers d'inconnus qui arpentent les rues à toute heure de la
journée.
J'attends de comprendre
ce monde.
Je ne vais pas bien dans
ma tête.
Des images du camp
arrivent par rafales et se superposent sur mes rétines. Imprimées à
tout jamais dans ma cornée,
j'ai des barbelés gravés dans
mon champ de vision.
Je
n'arrive pas à percevoir le monde d'aujourd'hui. À croire à son
existence.
Le
camp me semble un mauvais cauchemar.
Le
studio, un rêve d'où je vais être expulsé. À coups de bâton et
de bottes ferrées.
Je
suis imprégné de l'odeur de la mine et de la terre humide. Du bois
pourri des baraquements et des toilettes en béton.
Mon
odorat est dérouté par ces effluves urbaines inconnues et
agressives.
Ce
monde est déroutant.
Je ne croyais pas en son
existence. Le camp était ma référence. Mon seul univers.
Personne ne m'a expliqué
les lois de cette ville dont je n'arrive pas à imaginer l'étendue.
Je ne connais pas ses
rues.
Ni ses habitants.
Ni ses coutumes et
commémorations.
Personne ne fait
attention à moi. Je suis seul, engloutie dans un endroit étrange
que l'on me présente comme liliputien par rapport à la taille de la
planète. Je ne comprends pas la notion de planète.
Je ne sais pas qui sont
ces gens. Ce qu'ils me veulent. Leurs étranges comportements. Je
n'arrive pas à leur faire confiance. Ils enfreignent toutes les lois
que j'ai appris.
Ils mangent beaucoup et
jettent autant une multitude d'aliments et d'objets que je ne connais
pas.
Tout
cela me semble irréel.
Les inactifs sont payés
et la ville est ouverte sur l'extérieur. La famille c'est papa,
maman et les enfants. Je ne sais pas où sont les champs ni la mine.
Personne ne me frappe
mais personne ne me parle.
Je suis
un réfugié du Nord. On m'évite, je suis un sous-être. Un bouseux
un peu demeuré. Mon accent me trahit. Je le vois dans leurs
réactions et leurs rires, même s'ils essayent de faire preuve de
sympathie et de compréhension.
Le
regard perdu dans mes souvenirs, ceux du camp, les seuls que j'ai,
calé sur une marche, dos au mur, les jambes pliées, les
talons contre les fesses, une couverture sur les épaules, je me
blotti dans un coin de l'appartement. Dans l'obscurité des stores
baissés, les images de mon passé crépitent dans ma tête. Je ne
pourrai jamais oublier, ça fait partie de moi, ces instants
m'appartiennent, sont gravés dans ma mémoire. Le malheur, les cris,
les exécutions, les mensonges, la faim et la terreur forment mon
individualité historique.
Ce n'est pas de la
nostalgie, mais la seule vie que je connaisse. Les seuls repères de
mon existence, ceux qui rythmaient mon quotidien.
C'est un paradoxe, mais
aujourd'hui j'ai peur.
VI
J'ai peur le jour, quand,
de la fenêtre du studio, arrivent les bruits de la rue, les cris et
les coups de sifflets de la police, le roulement lourd des camions
chargés de marchandises - de prisonniers ? - qui font vibrer
les vitres.
Je reste cloîtré. Je
suis absent. Trop d'images et d'incompréhension. J'essaye de me
ressaisir et de m'approcher de la fenêtre. Observer cet
inconcevable. Je ne comprends pas d'où je viens. Ni où je suis. Ce
que l'on me veut. Je dois désapprendre et recommencer à zéro.
Découvrir la vérité et m'habituer à ce nouveau monde.
Je sursaute quand
quelqu'un frappe à la porte. Je ne veux pas ouvrir. J'ai les yeux
globuleux, un mouvement de recul et les oreilles aux aguets.
Je ne sais pas qui ça
peut être.
Des étrangers qui
veulent m'enlever. Prendre ma maison et mes affaires. M'envoyer
travailler dans un camp.
Je suis inutile, je ne
sers à rien, ils vont venir me
chercher.
Il
y a des bénévoles qui me rendent visite, mais je ne
comprends pas ce qu'ils veulent. Je dois leur raconter ma vie et leur
prouver d'où je viens. Mais je ne sais pas d'où je viens. Je ne
sais pas où est le camp 14 dont je me suis échappé. Au nord
d'après ce que j'ai compris. Mais je ne sais pas au nord de quoi.
Personne ne me comprend.
Ils disent qu'à ma place ils se seraient suicidés. Cela, je ne le
comprends pas. Près de deux cent mille personnes survivent dans des
camps aux conditions de vie cauchemardesques, dans l’indifférence
du reste du monde, qui se suicide d'ennui. Je ne comprends pas
pourquoi il y a plus de
suicides en Corée du Sud que dans les camps du Nord. Ce que
je comprends c'est que dans un camp, on survie, en démocratie, on se
suicide. Cela m'effraie.
Je suis terrorisé par
leurs questions, leurs dossiers et leurs ministères. Je ne sais pas
ce que c'est un ministère. Ni un gouvernement.
J'ai vécu dans l’ignorance absolue du monde extérieur, croyant
que la vie se résumait aux coups, à la faim, à la torture et à la
délation.
Je ne connais que les
soldats qui sentent l'alcool et qui, dans l'obscurité, venaient
chercher les femmes. Je n'y voyais aucun mal. C'était comme ça. Je
n'avais connu que ça. D'ailleurs personne ne criait, ne pleurait ni
ne se débattait. Il n'y avait pas d'alternative. La vie était
simple dans sa douleur et sa violence. Son absence de choix.
Aujourd'hui
je ne sais où me diriger. Je n'ai plus de repère.
Je suis au sud et j'ai
peur. Je ne suis pas habitué à la paix et au calme.
À chaque silence,
j'ai peur qu'ils ne soient derrière la porte, qu'ils viennent me
chercher alors que je m'endors. L'absence de bruits et d'ordres
éructés est effrayant. Je sursaute à chaque son dans le couloir, à
chaque cri d'enfant. À chaque colère des voisins qui me rappellent
les arrestations.
Celles de Jang, mon père,
et du vieux. Les seuls à m'expliquer ce qu'il y avait dehors.
Derrière les barbelés. Au Nord.
Ils ont été arrêtés
au milieu de la nuit et des pleurs des femmes et des enfants. Dans un
fatras de meubles qui se brisaient, des coups de crosse sur les
crânes et le silence effrayé des voisins. Qui espéraient, pour
cette fois encore, y
échapper, passer entre les mailles du filet de la dictature.
Comme tout le monde.
Jusqu'à la prochaine
rafle qui les concernera.
Ils auront alors beau
crier, appeler à l'aide, personne ne viendra à leur secours.
Personne.
Ils vivent tous dans la
terreur. Dans la peur d'une fausse dénonciation. Dans la méfiance
vis-à-vis de chaque membre de la famille, proche ou éloigné.
Aujourd'hui,
je suis seul, sans ami et sans parents.
Je
viens d'une autre réalité.
Je
connais l'angoisse et la peur de l'inconnu.
La
frayeur de sortir.
D'ouvrir
cette porte.
Je
ne sais pas ce qu'il y a derrière.
Des
gens que je ne connais pas.
Des
milliers de gens qui ne se regardent pas. Qui semblent seuls au
monde. Qui ne se soucient pas des autres. Qui ne les dénoncent pas.
On
me dit que je ne dois plus craindre l'autre. Que je dois redéfinir
mes rapports humains. Prendre confiance en l'humanité et ne plus
vivre dans la terreur et la suspicion.
Je
dois me re-construire. Ré-apprendre.
Comprendre
les voitures, les lumières, les avions, les routes et les robes.
La
télévision, les journaux, le cinéma et les congés payés.
La
mode, la musique, la littérature et la politique.
L'humour,
l'amour, l'amitié et l'argent.
J'ai
23 ans et je ne sais que faire de cette liberté qui m'effraye.
Ni comment aborder ce
monde étrange, en embuscade, juste-là, derrière la porte de
l'appartement 14.
---------
Librement
inspiré du témoignage de Shin Dong-Hyuk qui est né dans un camp en
Corée du Nord et y vécu jusqu'à son évasion à l'âge de 23 ans,
en 2006.
Sources et
inspiration :
Camp 14, dans l'enfer
nord-coréen – film de Marc Wiese – 2012
Rescapé
du camp 14 : de l'enfer nord-coréen à la liberté –
livre de Shin Dong-Hyuk
Ici,
c'est le paradis – Une enfance en Corée du Nord – livre de
Hyok Kang – Ed. M. Lafon 2004
A été éditée à 50 exemplaires, format A6, avec une couverture en papier recyclé fabriqué à la maison - Cliquez-ici pour un aperçu de l'objet limité !
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