1 - Premier choc
C’est juste après le virage, quelques centaines de
mètres après l’angle en pierre du bâtiment scolaire que le
premier incident se déroula. Subitement et sans que le vent ait
porté quoi que ce soit, il se passa quelque chose !
Il était alors pas loin de 16h et de nombreux
passants flânaient paisiblement. Ils ne semblaient se soucier que
de la tasse de thé dont ils n’allaient pas tarder à déguster
les saveurs délicates, au salon prévu à cet effet, au coeur du
parc jouxtant l’établissement.
Il faut dire que le quartier était réputé pour sa
tranquillité et l’ombrage de son espace vert. Certaines
essences, témoignage d’une histoire bourgeoise, devaient
avoisiner les deux cents ans d’âge végétal. Et les clairsemées
et statiques statues minérales apportaient une touche
supplémentaire de continuité sociale à cet environnement serein,
quoique certainement mortifère à souhait pour les jeunes en
manque de mouvement et de sexualité. Ceci, même si les nombreux
fourrés non épineux devaient, de temps à autre, accueillir en
leurs branchages quelques préservatifs en latex au goût fraise ou
chocolat. Mais ce n’est point ici que vous risquiez de vous
piquer les fesses sur une seringue usagée, jetée avec nonchalance
par un drogué en partance pour un tout autre fantasme, une toute
autre jouissance.
Dans ce quartier somme toute de bonne famille et peu
habitué à être dérangé par des bruits intempestifs, c’est à
16h12 que retentit l’explosion siliceuse d’un pare-brise brisé.
Certainement fracassé par une batte de base-ball si on s’en
réfère au son mat qui se propagea tout au long de cette rue
encaissée par de hauts immeubles haussmanniens. Le bruit du bris
fut tout aussitôt suivi d’un crissement de pneus et d’un
emboutissage entre une carrosserie et un lampadaire. Mais là ne
s’est pas arrêté le supplice que subit le malheureux véhicule.
Car soudain, de caches et d’abris, dont aucun n’avait
jusqu’alors suspecté l’existence, en courant, en ruant et en
hurlant, surgit une nuée de cow-boys, d’indiens, de figures
politiques, de personnages de dessins animés, de super héros et
d’animaux de basse-cour. Derrière leurs masques en plastique les
assaillants étaient méconnaissables. Mais la bande était,
d’après leurs tailles et les sonorités frêles de leurs voix,
composée d’adolescents mâles et femelles, d’une ancienneté
pour la plupart inférieure à la majorité légale dans ce pays.
Et c’est sans hésitation aucune que les assaillants se mirent à
frapper avec virulence et opiniâtreté le capot, puis à briser
les dernières vitres qui avaient résisté au premier choc. Quand
cet acte fut accompli, ce sont les sièges avant et arrière qui se
retrouvèrent éventrés, puis les pneus furent poignardés
et lacérés.
La manifestation de violence fut si soudaine et
inattendue qu’aucun des badauds ne bougea d’un millimètre,
comme piégé par les aspérités de l’asphalte. Par peur ou par
béatitude enracinante, je ne saurais vous le dire. Néanmoins, au
final, ce fut rapidement une carcasse bonne pour la casse qui se
retrouva encastrée entre le trottoir et la rue. Le nez dans le
pilier et le cul en pleine chaussée.
La circulation, quoique peu dense à cette heure de
la journée, fut conséquemment bloquée par le véhicule
abandonné. Son propriétaire avait pris la fuite devant l’attaque
de sa diligence par l’équipée de vauriens masqués. Il n’y
avait pas eu de violence physique et le conducteur avait pu sauver
sa peau, son scalp et sa bourse. Seul son moyen de locomotion
s’était vu pris d’assaut. Et partiellement détruit.
2 - Rossable
De ce qui semblait
être une émeute anti-bagnole désorganisée, l’œil attentif et
scrutateur ne pouvait qu’identifier une organisation autonome de
groupes autogérés mais s’étant entendu sur au moins une
prémisse : bouter l’automobile des rues jouxtant les
écoles, de la maternelle au lycée.
Il est important de noter qu’aucune agression
corporelle ne fut répertoriée au cours de ces attaques éclairs.
Bien entendu, cela faillit dégénérer à quelques reprises,
surtout lorsqu’un mâle dominant vit rouge quand les assaillants
s’en prirent à son rêve mécanique. Mais à chaque fois les
« lilliputiens urbains », comme je m’amusais à les
surnommer, l’encerclèrent et la furie machiste fut
rapidement maîtrisée et ligotée à un arbre ou à un quelconque
lampadaire disponible sur les lieux de l’attaque.
Il va sans dire qu’à ces occasions une danse
pour des rues libérées était immédiatement rythmée autour de
la victime, et ce par quelques pas endiablés non répertoriés aux
annales artistiques. Nous étions bien loin des offrandes et des
sacrifices à la nouvelle religion qu’était devenu, en un siècle
d’obscurantisme technique, la toute puissante automobile. Un
siècle qui avait suffit à transformer l’être humain qui,
derrière son volant, adoptait une toute autre personnalité,
changeait irrémédiablement de comportement et qui, pas vu pas
pris, fonçait à travers des paysages dénaturés pour ses
besoins, exterminait toute espèce animale croisant sa route et
finissait par s’accaparer tous les droits… La loi du plus fort,
du plus carrossable, devenant la règle. Mais aujourd’hui, le
carrosse censé protéger les gosses n’était plus qu’une
carrosserie carrossable car rossable par les non-motorisés en
colère.
Pour en revenir à nos
embuscades, il semblerait que ce ne soit pas les mêmes agresseurs
qui agissaient : les horaires et les lieux des coups fourrés
ne permettaient pas aux insurgés de s’y rendre dans les temps.
Il s’avéra également qu’il n’y avait
aucune correspondance de statut social, aucun lien géographique,
aucune ressemblance quant aux véhicules choisis et aux théâtres
des opérations. Les embuscades ne se déroulaient jamais au même
endroit ni aux mêmes heures. Rares furent les cas de récidives
géographiques, mais il est à noter qu’une ou deux attaques se
déroulèrent devant des établissements déjà pris pour cible
quelques jours auparavant.
Le choix des armes variait quelques fois. C’est
ainsi que des assauts furent organisés à la bombe à eau emplie
de peinture et que certains véhicules furent transformés en
jardinière.
En quelques jours l’insurrection s’est ainsi
propagée, se répandant dans les villes sans aucune
organisation, ni logique de combat, sans la moindre communication
ni concertation apparente. Pourtant les attaques augmentaient en
nombre. Il ne s’agissait certainement pas de fins stratèges mais
ils utilisaient à bon escient les techniques de la guérilla
urbaine et l’appliquaient avec ferveur à la répression de
l’automobile.
Il en découla que plus aucun parent n’osait
conduire ses enfants à l’école en utilisant son véhicule
motorisé. C’est ainsi que nous pouvions alors parler
d’immobilité du parc roulant. En très peu de temps, le marché
économique satura en véhicules d’occasion et les ventes de
neufs s’effondrèrent en parallèle.
Pour corroborer cette
décroissance, du jour au lendemain des propositions fusèrent
pour définir un autre type d’organisation quant au transport des
chérubins. De ces réflexions communes et spontanées, il en
sortit que dorénavant pour se rendre en cours, des pédibus ou des
groupes de cyclistes devraient se mettre en place. Des
accompagnateurs bénévoles s’inscrivirent à tour de rôle pour
assurer une présence quotidienne auprès des enfants.
Les transports en commun, n’étant pour
l’instant l’objet d’aucune attaque, furent pris d’assaut
par une foule de nouveaux usagers. Ces modes de déplacements
n’étant pas la cible d’embuscades, ils furent mis à l’honneur
et leur fréquentation doubla du jour au lendemain. Il advint même
que les autorités durent réquisitionner des autocars pour
diligenter tout ce monde vers les établissements scolaires. De
mémoire vélorutionnaire, jamais un tel mouvement de
ré-appropriation de l’espace urbain ne s’était ainsi
manifesté.
3 - Sur le sable
À l’heure où je
rédige cet enthousiaste témoignage, et alors que le calme semble
être revenu après plusieurs semaines de lutte, aucune
explication, aucun communiqué de presse n’a jamais vu le jour,
et les mobiles directs de ces attentats restent aujourd’hui
encore inconnus.
Il va sans dire que des associations pseudo
écologistes, la plupart proches du pouvoir en place, cherchèrent
à récupérer le mouvement. En dénonçant ce type d’actions,
tout d’abord, puis en lâchant quelques critiques en direction de
la masse automobilisée. Elles appelèrent, comme souvent ce type
d’organisations dépendantes, à cesser les attaques, sous
prétextes que des négociations allaient débuter pour obtenir une
loi interdisant l’accès des voitures à moins de 430 m des
établissements scolaires. Foutaises que cela ! Et les
militants, milices d’enfants, le savaient.
Lorsque je tente de comprendre ce qui a bien pu
générer un tel conflit, je suis persuadé que tout cela devait
arriver tôt au tard. Avant ces événements, à la sortie des
cours, les quelques élèves piétons étaient obligés de se
regrouper et d'être accompagnés par des adultes afin d’êtres
visibles des automobilistes et ne pas se faire renverser, écraser,
éparpiller, assassiner. Il avait même fallu, à de multiples
endroits, des bénévoles vêtus de gilets jaunes fluorescents,
indispensables attributs vestimentaires pour réguler la
circulation et protéger, oui protéger, les passages piétons.
Savez-vous, qu’avant cette série de
revendications exprimées par le truchement de ce que certains
nommeraient démocratie directe, un tiers des accidents d'enfants
de moins de 11 ans était dû à une collision avec une voiture.
Il est maintenant plus
clairement compréhensible que, devant l'augmentation du nombre de
voitures, de l'agressivité des conducteurs et de leur insouciance
assassine, des parents énervés aient dû s’organiser afin de
protéger leurs enfants des fous carapaçonnés, de ces masses
métalliques de tueurs potentiels. Ce sont tout autant de voitures,
de camions, de motos, de scooters, de camionnettes, et autres
pestes à essence auxquels il fallait constamment échapper. Et je
ne vous parle pas des voitures mal garées qui bloquaient les accès
aux passages piétons, aux trottoirs, aux portes d’entrées, et
qui quelques fois se posaient devant vous à vous en écraser les
pieds et les enfants.
Il fallait, et plus souvent qu’à son tour,
courir après la durée impartie pour traverser : le petit
bonhomme vert passant régulièrement trop vite au rouge. Dans
certaines villes, la signalisation parlait aux piétons afin de
leur demander d’accélérer le pas ou de ne plus traverser, et
laisser ainsi la place aux monstres qui rugissaient d’impatience
de cracher leurs particules asphyxiantes. Une sorte de perpétuelle
ligne de départ pour une sempiternelle conquête de l’Ouest. Et
du Nord. Et du Sud. Et de l’Est. Il en vociférait de toute part,
telle une armée née d’une inépuisable source de moteur.
En attendant depuis cette vague d’attentats qui
ne semble avoir pris pour cible que les automobilistes,
l’avertissement « Attention école » avait pris une
toute autre signification aux yeux de tout un chacun. La peur et la
violence avaient chacune changé de côté !
Nous ne nous en plaindrons pas, depuis il n’en
est que plus agréable de flâner sur le chemin du salon de thé.
Et, entre parents ou passants non
carrossés, nous avons maintenant tout le temps et le bonheur
d’admirer à loisir nos carrosseries corporelles respectives !
Tout en gardant un œil sur les enfants en sécurité… sur le
sable de la plage que cachaient les pavés !
Jocelyn PEYRET - Septembre 2010
Jocelyn PEYRET - Septembre 2010