- Pierre, il
y a quelque chose qui déraille dans le jardin, dit Sophia.
Pierre est
déjà debout, il a entendu un grand bruit, a sursauté et sauté du
lit. À travers les
persiennes fermées, une brève
lueur a illuminé la nuit et le flash l'a frappé en plein visage.
Entre le bruit sourd et l'explosion lumineuse, il lui aurait
été difficile de rester endormi. Sans parler de Sophia,
de l'expression décalée qu'elle avait utilisée et de son
hystérie dans la couche conjugale. Qu'est-ce qui pouvait bien
dérailler, à part un train ou un dérailleur de bicyclette ?
Le cerveau d'un être humain, celui de Sophia en l’occurrence.
Pierre en avait l'habitude, il n'avait pas le choix. Après un
mariage qui durait depuis une éternité, il s'y était fait, mal,
mais c'était comme ça.
À
en croire la dérive verbale de Sophia, Pierre s'attendait à trouver
un train en lambeaux, chair et acier entremêlés, éventré au
milieu de sa pelouse et des nains de jardins. Saloperies de nains, il
les détestait, mais pas Sophia. Depuis qu'elle avait vu Amélie
Poulain, elle était compulsive. Elle a développé une frénésie
d'achat de nains. C'est ridicule à un point que Pierre n'ose plus
inviter ses amis pour un barbecue. Les bonnes bouffes ne se font plus
que l'hiver, quand le temps froid empêche toute réunion dans le
jardin. Si ça ne tenait qu'à lui, le lancer
de nains serait son activité sportive favorite. Chaque matin, il
s'en taperait bien un, juste pour le plaisir.
Pour le
moment, il se dit que sa femme avait dû ingurgiter un verre de trop,
du mauvais Gin comme à l'accoutumé, avant de se coucher, et
qu'elle mélangeait les mots et les expressions. Enfin bon, quoi
qu'il en soit, il se passait quelque chose dans le jardin ou dans la
rue qui jouxtait leur domisiladoré. Là encore, un caprice de
Sophia. Avant, il était amoureux. Avant, il lui passait tout.
Aujourd'hui, il l'enverrait sur les roses, sans se gêner quant aux
fausses notes d'un romantisme surnané, sans se soucier non plus des
moues choquées de sa princesse. Déchue depuis qu'elle restait à la
maison à cuisiner pour son époux chéri, et à boire, pour boire.
Pierre
était tombé dans la fange de ce qu'il honnissait le plus, la
mièvrerie du couple et les poignées d'amour qui se comptent en
bourrelets.
Quand il
ouvre la fenêtre, puis les volets, il ne peut s'empêcher de se
retourner vers sa femme, loin d'être sa moitié, et d'éclater de
rire devant son visage déconfit. Poches, cernes et veinules sur les
joues, elle trépigne, anxieuse, accroupie dans le lit, le drap
remonté jusqu'à son triple menton.
- Ah, ça,
pour avoir déraillé ça à bien déraillé ! lui lance-t-il,
un rictus aux lèvres
- Mais
quoi ? Qu'est-ce qu'il y a ? Explique-moi
- Ah non, il
faut que tu viennes voir par toi-même.
Sophia
s'extirpe du lit, habillée d'une ample chemise de nuit, grise comme
une pierre tombale et son teint blafard. Elle s'approche de la
fenêtre, avec hésitation, le regard oscillant, au rythme de ses
joues tombantes à l'image de
ses seins défraîchis, entre Pierre hilare et l'extérieur bleu
nuit. Plusieurs secondes lui sont nécessaires avant de faire le
point visuel. Ses yeux éclatés et ses
paupières lourdes, soutenant ses épaisses lunettes de vue qu'elle
vient d'y apposer, ne lui rendant pas la chose aisée.
Elle reste
bouche bée devant la scène cataclysmique, dévoilant ses plombages
et laissant s'échapper une haleine chargée des relents d'alcool et
de diverses mauvaises graisses alimentaires ingurgités la veille.
Elle ne
comprend pas tout de suite ce qui vient de déformer son jardin. Des
éclats colorés, disséminés sur une dizaine de mètres donnent
l'impression que le ciel vient de tomber sur la tête de ses nains.
Du moins pour ceux qui sont encore debout ou reconnaissables. Les
deux-tiers de sa collection gisent, éventrés ou éparpillés,
méconnaissables pour la plupart de ses bébés.
Elle reste
interloquée, la bouche ouverte dans un bug cérébral, les yeux
explosés de chagrin. Elle hoquète avant de suffoquer et de tomber à
la renverse sur le plancher qui craque. Les orbites globuleuses, elle
cherche son souffle perdu en même temps que ses petits chéris de
plâtre, dont la blancheur recouvre le peu de pelouse verte qui
subsiste après cet attentat. Car c'est bien de cela qu'il s'agit,
l'acte criminel étant signé de la Brigade Anti-Nains de Jardin qui
sévit depuis plusieurs mois dans la région.
Pierre
regarde sa femme dont le visage prend une teinte rouge asphyxie. Il
la regarde encore quelques instants, puis décide de descendre
observer de plus près le carnage en se demandant si, par la même
occasion, la plaque du domisiladoré aurait également subit
les outrages bénéfiques de l'explosion. Il prend son temps, descend
les escaliers au rythme de son arthrose, ouvre la porte d'entrée,
marche sur les graviers de l'allée et aperçoit la plaque intacte.
Tant pis, se dit-il avant d'appeler Sophia, pour donner le change aux
voisins qui approchent timidement leur curiosité malsaine jusqu'au
muret d'enceinte de sa maison.
- Sophia !
crie-t-il plusieurs fois avant de trébucher et d'appeler à l'aide
un voisin parmi d'autres. À
l'aide ! Dépêchez-vous de monter, ma femme ne répond pas. Il
lui est arrivé quelque chose. Sophia ! appelle-t-il dans un
sanglot qui semble vibrant de peine et de détresse humaine, celle
du mari affolé par la
situation et son affalement dans les graviers.
Quelques
instants plus tard, l'aimable et serviable voisin se penche par la
fenêtre.
- Appelez
une ambulance, vite, je crois qu'elle a fait un infarctus.
Pierre
pleure des larmes de crocodiles, alors qu'un second voisin
compatissant l'aide à se relever et lui propose de le conduire à
l'intérieur.
- Menez-moi
près de ma femme. Sophia, non ! sanglote Pierre, soutenu par
des bras recouverts d'une pilosité drue et aigre.
Quand ils
arrivent dans la chambre, Pierre sait que Sophia est morte. Son corps
flasque ne respire plus, et aucun ronflement tonitruant ne laisse
penser qu'elle dort.
Il s'affale
à ses côtés, laissant couler des larmes sur ce corps qui
refroidit, alors qu'il est lui-même chaud comme la braise qui vient
de reprendre vie.
Quand
l'ambulance arrive et charge le corps de Sophia, Pierre semble
tellement déconfit qu'il est conduit à l’hôpital pour rester
sous surveillance psychologique et sous la bonne garde des
infirmiers.
Il a
accepté sans une seconde d'hésitation. Il ne voulait pas s'endormir
dans ce lit déformé par la masse de feu Madame Sophia Dubois,
emportée dans la nuit suite à un arrêt cardiaque.
Le
lendemain, quand il sort de l'hôpital, il se rend dans le premier
troquet venu, commande un double expresso et attrape le journal
quotidien qui traîne sur le comptoir lustré. En première page, une
photo de son jardin éventré par une grenade qui a distribué des
morceaux de nains jusque dans la rue, quand d'autres débris se sont
fichés dans le crépi fissuré de la façade. Il ose un sourire et,
alors qu'il porte à ses lèvres la première gorgée de café, il se
demande dans le silence de son indépendance retrouvée, De quoi
seront-ils capable la prochaine fois pour nous débarrasser de ces
hideux nains de jardins ?
Guilleret,
il finit son café, plie le journal, prend le bus et se rend dans la
zone commerciale où il achète un nouveau lit et cent kilo de terre
végétale pour boucher le trou et enterrer les nains. Il sourit de
bonheur, débonnaire, l'imagination débordante d'idées pour
aménager le jardin, débarrassé de la lourdeur imposante de Sophia
dont la sépulture accueillera le seul nain survivant à l'épuration.
P.S. : la première phrase de dialogue de cette nouvelle se trouve être celle utilisée par Fred Vargas pour son roman Debout les morts. Pour moi, il s'est agit d'une contrainte imposée par les organisateurs du concours Brèves de sang d'encre.
P.S. : la première phrase de dialogue de cette nouvelle se trouve être celle utilisée par Fred Vargas pour son roman Debout les morts. Pour moi, il s'est agit d'une contrainte imposée par les organisateurs du concours Brèves de sang d'encre.