SILENCE (juin 2013)

Je suis une victime des trains en retard.
Ou qui n'arrivent pas et créent une sacrée pagaille alors qu'un grand vide vous assaille.
Comme une couille dans un enchaînement de déplacements millimétrés et chronométrés avec la précision d'une montre suisse.

Je vous explique.

Depuis 17 ans et quelques mois, tous les jours d'ouvrage, je suis à 7h32 au bout du quai. Au repère W pour monter dans le wagon de queue.
Quelques vingt-trois minutes plus tard je sors face à l'entrée du tram alors que retentit la salve sonore du départ. J'ai juste le temps de bondir souplement et de m'écraser moelleusement sur le rempart de passagers que les portes se referment. Quelquefois sur le bas de ma veste encore aérienne. Chorégraphie parfaite. J'ai essayé, impossible de faire mieux.
Après je suis moins pressé. À la prochaine descente, j'ai entre trois et quatre minutes avant de me tasser dans le bus 7. Je profite de ce temps mort pour boire un peu d'eau directement au goulot de la bouteille rangée sur le dessus de mon sac.

Sauf qu'aujourd'hui, le premier chaînon de cette vaste concordance des temps et des lieux ne semble pas vouloir se pointer. Même pas un signe avant-coureur, une annonce vocale ou un mouvement de foule sur le quai lorsque chacun joue des coudes pour la meilleure place. Tandis que d'autres s'en foutent !
Ce remue ménage, très ordonné, perturbe bien des intrus. Pris au cœur d'une tourmente qu'ils ne maîtrisent pas ils sont éjectés par l'ordonnance sans concession des déplacements. Dans un ballet à saouler des abeilles pourtant excitées par la récolte du pollen.

Tandis que là ? Rien !
Pas un mouvement.
Pas un froissement de vent sur les quais gelés.
Pas une seule vibration qui se répercute le long des rails froids et endormis.
Le vent ne charrie aucun hurlement de freins et le soleil ne reflète aucune carapace métallique expulsant de son aérodynamisme les particules d'un air gris et chargé.
Non. Rien !
Si ce n'est le vide, le silence et l'immobilité.
Personne en gare.
Aucun moineau cherchant son déchet de sandwich quotidien.
Ni pigeon lui faisant concurrence.

Je décide alors d'augmenter le volume de mon appareil d'audition. Je ne suis pas sourd juste mal entendant. Mais le monde sonore amplifié par mes oreilles m'insupporte alors souvent, je baisse le son. Et je remonte le son... à l'envie.
Là, supputant que la situation était inhabituelle je décide de l'augmenter.
Les premières secondes ? Toujours rien. Doutant de la charge des piles de mes prothèses, je tape dans mes mains. Un claquement confus résonne sous le préau métallo-antique de la gare. J'entends donc je suis présent dans une réalité qui pourtant me semble absente.
Je ne panique pas. Je n'ai pas l'habitude de paniquer. Avec mon handicap il faut savoir être patient. S'organiser et comprendre le dépouillement de la plupart des gens quand ils doivent converser avec moi. En général, ils subissent comme une régression vers la petite enfance qui en serait presque risible s'ils n'étaient aussi ridicules. Ils perdent littéralement l'usage de la parole et quelques fois de l'intelligence. Si je veux en obtenir quelque chose il me faut faire preuve de méthodologie et de... patience !
Enfin, passons.
Donc je ne panique pas.
Je choisis plutôt de me diriger vers la lumineuse et blafarde galerie commerciale qui fait office de hall d'entrée. À l'approche des portes vitrées, rien d'anormal. Elles coulissent dans un chuintement à peine perceptible. Devant moi s'offre un carrelage rutilant d'insecticides ménagers. Les néons suspendus m'agressent la rétine de leur réflexion psychédélique sur le sol sans vie.
En déplissant les paupières je ne vois toujours rien. Du moins personne. Pas une ombre qui bouge. Les plantes en plastique restent figées dans leur terre synthétique.
Je me dirige vers la sortie principale et m'apprête à franchir de nouvelles portes quand sur le parvis de la gare, je suis accueilli par un déploiement de clones uniformés et sur-armés.
Face à cette armada, je me dis que soit je suis atteint d'un nouvel handicap d'ordre mental, soit je suis face à une situation des plus pourries. Dans les prochaines secondes ce dilemme pourrait disparaître avec moi. Aussi vite qu'il est apparu.
Si ça gâchettent à tout va je suis bon pour un démembrement explosif. Une rencontre avec des projectiles de métal africain propulsés par des détonations bien françaises.
En attendant, je lève les bras et ne bouge plus. Encadré par les battants d'une porte en pleine convulsion qui, par de brèves hésitations, frémissent d'accomplir leur fonction. Avant de se rétracter brusquement. Tant mieux, j'aurais l'air con s'ils venaient buter sur mes côtes alors que j'imite palement l'homme de Vitruve dessiné par Léonard et récupéré depuis par les salauds de Manpower.
On s'en fout ! Ce n'est ni le lieu ni le moment d'aborder le sujet.
Je suis LE sujet immobile au centre d'une cible. Je suis la cible. Plus un geste !
Sauf que soudain je m'efface promptement avec un salto arrière enchaîné d'une roulade sur le flanc gauche. Des crépitement d'armes à feux se joignent à cette échappée acrobatique avant que des milliers de débris de verre ne s'éparpillent dans une dispersion aérienne de flocons cristallins. Créant un éphémère miroir aveuglant les visières baissées.
Le temps de l'illumination passé je suis déjà sur le quai 1. En deux nouveaux bonds je franchis les rails et plonge sous les tonnelles métalliques des plateformes 2 et 3. Derrière moi j'entends des crissements, des chutes et des cris de douleur alors que des corps s'incrustent sur le parterre émaillé de tranchants siliceux. Cette confusion me permet de continuer à bondir et de m'étonner d'un tel déploiement de force. C'est un peu exagéré. Puis pourquoi aujourd'hui ? Je n'avais pas prévu d'agir.
Je n'ai cependant plus le choix. Je ne peux plus me permettre d'attendre. J'ai déjà trop attendu. C'est ça d'être trop patient. On pense avoir le temps et au final il faut se dépêcher de conclure dans un élan désespéré.
Certes, ce n'est pas un mauvais jour pour mourir. La morbidité ambiante laisse planer un sulfureux goût de faucheuse et l'atmosphère se roule dans la poudre expulsée de canons fusillant le vent. C'est beau, léger et aérien.
Tout en philosophant sur ce funèbre fumet, en deux temps trois mouvements je me hisse sur l'armature métallique au bout du quai 4. J'atteins le haut-parleur quand je suis pénétré par un essaim de balles. S'invitant en lâches elles défibrent mes vêtements dans une expulsion sanguine de dards perforant mon abdomen.
Je suis interrompu dans mon élan avant d'être irrésistiblement rappelé à l'ordre par l'attraction terrestre. Dans un effondrement dorsale digne d'un saut de l'ange inversé, je m'écrase sur le bitume du quai. Le crâne perforé par les grains de la bande blanche et rugueuse, ce garde fou pour aveugles.
Personnellement je m'en fous je suis mal-entendant pas mal-voyant. Chacun sa merde tant qu'elle ne m'éclabousse pas.
Mais là ça fait mal.
J'entends alors un grésillement, un gémissement. Assurément un des derniers râles de mes oreilles artificielles en lutte contre le haut-parleur de la gare voltant sa douleur d'une plaintive stridulation. J'ai toujours détesté ces saloperies d'appareils qui saturent mon acoustique et titillent mes nerfs. Souvent pour ne rien dire d'intelligible ou pour répéter à l'infini une annonce dont tout le monde se branle. Dans une indifférence qui se mesure à l'aune de ses décibels qui nous engluent les synapses d'un larsen saturé en humanité digérée. Il n'y pas de vie dans ces messages annonés par une voix calibrée que nous subissons dans autant de gares qu'il y de poux dans la tignasse d'un néanderthalien. Quelle connerie que de nous épargner les accents régionaux pour nous faire subir le timbre lisse et sans aspérité d'une intonation privée de charme. Je préférerai encore l'autre grognasse qui d'une voix suave et lascive débite ses hallucinations horoscopiques sur les ondes nocturnes d'une épave radiophonique. Ce serait clair dès le départ que c'est un canular. Décidément, je n'entendrai jamais rien à ce monde !
Bon, fini de rigoler.
Dans un dernier effort je tire d'un coup sec sur le fil électrique de l'enceinte, ce cordon ombilical de l'ustensile sonore et dissonant que je conchie.
Il s'éclate alors sur l'arrête du quai avant de rebondir et de s'effondrer entre les rails. Minable vestige qui, quelques secondes auparavant, amplifiait encore sa dictature de l'acoustique.

Couché sur le béton auréolé de vieux chewing-gum séchés, de crachas gras du matin et de vieux mégots machouillés, un souffle court sort de ma bouche en une haleine fétide. Des pets autonomes lâchent des effluves de viande avariée en phase de décomposition avancée. J'étais déjà pourri de l'intérieur à en croire ces émanations qui ventent à tout va du relâchement de mes orifices.
Aplatie au bord de la voie, je sens mes facultés m'abandonner dans le ramdam métallique des bottes ferrés de policiers s'agglutinant autour de mon corps vivant ses derniers soubresauts. J'apprécie de ne plus avoir de piles. Plutôt être sourd que d'entendre mes spasmes de condamné mêlés au rythme cacophonique et martial de la mort républicaine.
Dans l'ambulance, dans un dernier sursaut d'énergie, à l'affut des derniers silences de mon existence, pissant le sang par moult perforations, j'entends au loin non pas une voix enregistrée, ni celle des anges ou de Saint-Pierre m'accueillant dans son bordel asexué, mais un rauque molardage de gorge s'échappant d'une thyroïde goudronnée.

. Paul Dubois pour Actualité Sonore. Je viens d'assister à un regrettable incident au cours duquel un homme a été blessé par les forces de l'ordre.
Ces dernières pensaient avoir affaire au dangereux criminel échappé ce matin même au cours d'un transfert entre deux centres de détention et signalé dans les environs.
Il semblerait que la victime innocente ait été touchée alors qu'elle prenait la fuite, motivant ainsi la décision des policiers d'ouvrir le feu.
Selon un des inspecteurs présent sur les lieux, l'homme n'en serait pas moins coupable de dégradations répétées de matériel et aurait déjà été condamné à plusieurs reprises pour destruction de haut-parleurs dans des lieux publics.
Étrange personnage qui de par sa surdité pourrait ne pas avoir entendu les semonces de la police. Il est actuellement entre la vie et la mort dans l'ambulance qui le conduit à l'hôpital.
Une enquête est diligentée pour déterminer les origines de cet incident peut-être mortel pour cet homme certes dérangé mais innocent de ce pour quoi il fut pris pour cible.
En entendant le dangereux criminel avec lequel il a été confondu court toujours en tête, loin devant le peloton de gendarmerie lancé à ses trousses.
Paul Dubois, pour Actualité Sonore en direct de...

Ta gueule connard ! Tu me pollue les tympans.
Tu épuises mes dernières batteries.
Tu me gâches la mort et son...

Silence