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J'étais l'astiqueur de manche !
Du moins c'est ainsi que les cafards
grotesques qui parcouraient le dédale d'égouts à ciel ouvert
qu'était mon existence me surnommaient.
Bande de connards !
Mais putain, tout de même, si ça
c'est pas de la bonne vanne qu'on me les coupe.
Astiqueur de manche ! Pour un chauffeur
de taxi qui passait son temps à caresser son levier de vitesse.
J'adore.
Comme cette saloperie de ville où
rampait la haine et le dégout hystérique de la destinée humaine.
Dès que je pouvais je la rabrouais.
J'adore ça rabrouer.
À tout instant.
Avec chacun de mes clients je lui
crachais dessus.
Avec jouissance et volupté. Sans état
d'âme et avec conviction.
Je la conspuais et ne pouvais
m'empêcher de laisser libre court à mes glaires verbales.
Tous n'appréciaient pas mon lyrisme
dégoulinant de fiel putride et faisant office de logorrhée
touristique.
Car je haïssais cette ville.
De trop la connaître. Dans ses
tréfonds, ses viscères et malsaines mises en scène.
Ici ce n'étaient, et c'est toujours,
que gangrène, choléra, séropos et staphylocoques. Un adorable
cloaque d'humanité, de matière fécale en mouvement.
Haïr et adorer. Ça peut vous paraître
paradoxal, mais pas à moi. Ça me faisait du bien de ne voir que des
larves rampantes et perdant toute contenance autour de moi. J'avais
l'impression de dominer, de les tenir dans ma main.
Entre Robocop et Taxi Driver, j'étais
l'œil De Niresque d'une ville qui oscillait entre barbarisme et
socialisme.
Comme je l'ai déjà dit, j'étais
chauffeur de taxi. Un de ces tocards qui slaloment dans les bas-fonds
de la haute caste et les hauts le cœur de la populace.
Les secrets de famille, les déviances
et les faces sombres de l'individu étaient mon quotidien.
De la merde à profusion exécrée par
ces faces de fèces, à ramasser à la pelle.
Vous ne pouvez pas savoir le nombre de
connards qu'il y a dans cette ville. Putain, à croire qu'ils sont
tous rassemblés dans ce biotope éviscéré, divaguant les tripes à
l'air. Si je peux appeler ainsi l'atmosphère carbonée qui nous
oxygène les neurones cramées, fondues sous la chaleur de la
décrépitude morale.
Cette ville c'est comme une grosse
bouse, une fosse sceptique dans laquelle je baignais et pataugeais,
tentant de garder la tête hors de la fange gastrique et le nez loin
des émanations toxiques.
De toute manière c'est partout pareil.
Pour tout le monde. Chacun sa merde dans la même fosse commune.
Quelque soit nos orientations politiques, nos origines sociales ou
culturelles. On passe notre vie sur le trône de porcelaine à chier
notre excrémentielle existence et à gerber les miettes de la
bienséance. Et on mélange l'ensemble dans un rutilant
fait-tout que l'on nomme civilisation.
Vous savez, j'ai tout vu. Tout connu.
Je suis la mémoire collective de cette
ville. SA mémoire, Une et inaltérable. La seule conscience saine
qui comprend tout, qui sait tout. J'adore.
À l'intérieur de mon taxi, repeint à
la nicotine et aux fontaines de foutre, ça collait et ça puait à
l'image de la plupart des anus qui s'écrasaient sur les restes des
précédents trouducs. Que ce soit la pire des trainées ou le plus
seyant des golden boy, leurs savons et lavements n'y changeront
jamais rien. Ça colle et ça pue, faut pas chercher plus loin. Comme
des résidus de jus de chique.
Sans parler de leurs déblatérations
et conseils à la con que d'aucuns me balançaient comme des vérités
absolues. Putain de vermine carnassière et anthropophage, plus d'une
fois je lui ai fait ravaler sa prose d'abruti.
Faut dire qu'ils m'emmerdaient
l'habitacle de leurs flots de lisier éructant de leur antre buccale
à la vitesse d'une chiasse bien liquide, seule expression possible
de leur cervelle atrophiée.
Comme cet enculé de Bukowski qui un
jour a chaloupé jusqu'à moi, sortant du bouge que vous apercevez à
droite, à côté de la laverie automatique. Depuis ça a changé de
propriétaire pour devenir un repère de dégénérés du ciboulot,
une des nombreuses synapses psychiatriques composant le centre
nerveux de cette ville.
Ce soir-là Bukowski donc m'a laissé
le plus spontané des pourboires, quelques litres de biles en un
relief ragoutant et un billet de cinq dollars dégoulinant
de morve nasale. Putain, j'adore ce connard. Y'avait que lui
pour être aussi naturellement vulgaire.
Comme l'autre salope de Mick Jagger que
j'ai déposé à l'hôtel qui fait l'angle, juste là devant la
voiture rouge arrêtée au feu. Un jeudi d'octobre, à 6h du matin,
longtemps après la fin d'un putain de gig rock'n roll, j'ai du me le
taper lui et deux fans qui l'accompagnaient. Des putains de
chaudasses ces femelles vous pouvez me croire. De dieu, quand ils
sont partis vous savez quoi ? J'ai retrouvé deux grammes de coke
égarés sur la banquette. Au même titre que les mains goulues et la
langue vorace de Jagger dans les interstices offerts à tout vit des
deux garces quelques instants plus tôt. J'aurai bien aimé être à
sa place. Luxure et insouciance à l'heure du petit déjeuner. Bordel
de luxe diraient mes potes des Hurlements d'Léo.
Putain ! J'ai connu des moments mortels
tout de même.
Le top c'étaient les couples en fin de
soirée qui copulaient quasiment sur les sièges coagulants. Un régal
onirique compulsé aux flashs stroboscopiques des lampadaires et des
enseignes qui clignaient de l'œil au passage de mon lupanar.
Quelques fois j'ai été invité à y
participer et croyez-moi bande de branleurs numériques, rien ne vaut
le bon et graisseux organique. Putain j'en ai rempli des trous. Mec
ou meuf' peu m'en importait. Je m'en foutais à vrai dire. Mais
jamais je ne leur faisais cadeau de la course. Au pire ma bourse
pouvait être vidée jusqu'à la dernière goutte mais fallait pas
tout mélanger. Putain man, taxi c'était mon métier. J'avais besoin
de caillasses pour mener au bout cette existence méphitique.
En attendant je me tapais des nids de
poules à m'en déjanter des pneus usés jusqu'à la trame, des jets
de bouteilles ou de pierres à m'en exploser les vitres, des tirs
d'armes à feu à m'en flinguer les clients et des cloportes
humanisés, des finis à la pisse ouais, qui voulaient me taper la
caisse.
Ils croyaient quoi ces crevures ? Que
j'débarquais ? Putain, mais moi j'étais le cœur de cette ville.
Son amant le plus fidèle. Au volant de mon taxi j'ai parcouru tous
ses axes. De jour comme de nuit. J'ai jamais eu mal à la tête moi !
J'ai rempli avec ferveur, quelques fois avec aigreur il est vrai, mon
contrat quasi matrimonial.
J'ai toujours été là pour la
pénétrer alors qu'elle m'expulsait de ses contractions. Ensemble
dans un va et vient incessant. J'étais son esclave et la parcourais
avec ivresse. Un vers blanc se repaissant de déjections et de
lambeaux de chair au sein du charnier. Circulant et nettoyant ses
veines circulatoires grouillantes de pustules essaimant leurs gènes
pathologiques comme des postillons dissolvant la bienséance.
C'est pourquoi je reste à jamais le
témoin de sa prostitution et de la lente constitution de liens
scabreux tendant à en faire une entité purulente de vices et de
noirceur d'âme. Un putain d'organisme parasitaire répandant ses
miasmes tels des rhizomes colonisant toute parcelle disponible à son
régime autoritaire.
Je suis le roi de cet immondice et
pourtant aucun microbe de cette bande de connards
ne se retourne pour me saluer alors qu'aujourd'hui je parade devant
eux.
Je les connais tous.
Je pourrais déverser ma bile sur
chacun d'eux.
Là, ce gros tas qui essaye de marcher
sur le trottoir ? Rien que sur lui j'en sais assez pour l'envoyer
moisir à l'ombre ou au fond d'une tranchée. Un putain de sac de
merde qui organise des rencontres pédophiles à tour de bites.
Et l'autre tâche assis sur le banc à
gauche. Sa spécialité c'est de braquer les petites vieilles à la
sortie des banques. C't'espèce d'enculé il doit être en embuscade
prêt à sauter sur sa proie.
Vous voyez ? Je pourrais balayer d'un
souffle chacun de ces étrons, vertébrés et bipèdes en pleine
régression biologique. Bientôt au stade pré-biotique.
Pourtant, en ce jour sacré qui clôt
un règne exemplaire, ils m'ignorent alors que j'occupe
majestueusement l'arrière du véhicule.
Pour la première fois de ma vie.
Impeccablement vêtu, peigné au cheveu
près et fièrement dressé d'un costume Pierre
Cardin je me permets une virée royale dans les effluves
gastriques de cette garce de ville.
Avec mes
saloperies de souvenirs qui surgissent à chaque aspérité de
l'asphalte.
Allongé
dans le corbillard, je dissèque une dernière fois les artères de
cette putride pieuvre de bitume. Ce labyrinthe épidermique aux
relents pestilentiels, aux rues suintant le jus de couilles et les
viscères macérés dans la décrépitude et la jouissance absolue.
Dans un parfait amour de l'abandon.
Ce sera mon ultime parcours le long de
son épiderme boursouflé sur lequel j'ai gagné ma vie à m'y
enfoncer.
Prisonnier volontairement abandonné à
ses vils croisements menant au nirvana de la débauche.
Ville de merde où tout est à détester
et à aimer dans une foutresque violence.
Putain, j'me casse enfin !
Mais souviens-toi de moi salope,
j'étais l'astiqueur de manche.
Ton plus fidèle bâtard.
Jocelyn PEYRET - Janvier 2013