PIÉTONS PAS SAGES (2010)

1 - Premier choc

C’est juste après le virage, quelques centaines de mètres après l’angle en pierre du bâtiment scolaire que le premier incident se déroula. Subitement et sans que le vent ait porté quoi que ce soit, il se passa quelque chose !
Il était alors pas loin de 16h et de nombreux passants flânaient paisiblement. Ils ne semblaient se soucier que de la tasse de thé dont ils n’allaient pas tarder à déguster les saveurs délicates, au salon prévu à cet effet, au coeur du parc jouxtant l’établissement.
Il faut dire que le quartier était réputé pour sa tranquillité et l’ombrage de son espace vert. Certaines essences, témoignage d’une histoire bourgeoise, devaient avoisiner les deux cents ans d’âge végétal. Et les clairsemées et statiques statues minérales apportaient une touche supplémentaire de continuité sociale à cet environnement serein, quoique certainement mortifère à souhait pour les jeunes en manque de mouvement et de sexualité. Ceci, même si les nombreux fourrés non épineux devaient, de temps à autre, accueillir en leurs branchages quelques préservatifs en latex au goût fraise ou chocolat. Mais ce n’est point ici que vous risquiez de vous piquer les fesses sur une seringue usagée, jetée avec nonchalance par un drogué en partance pour un tout autre fantasme, une toute autre jouissance.
Dans ce quartier somme toute de bonne famille et peu habitué à être dérangé par des bruits intempestifs, c’est à 16h12 que retentit l’explosion siliceuse d’un pare-brise brisé. Certainement fracassé par une batte de base-ball si on s’en réfère au son mat qui se  propagea tout au long de cette rue encaissée par de hauts immeubles haussmanniens. Le bruit du bris fut tout aussitôt suivi d’un crissement de pneus et d’un emboutissage entre une carrosserie et un lampadaire. Mais là ne s’est pas arrêté le supplice que subit le malheureux véhicule. Car soudain, de caches et d’abris, dont aucun n’avait jusqu’alors suspecté l’existence, en courant, en ruant et en hurlant, surgit une nuée de cow-boys, d’indiens, de figures politiques, de personnages de dessins animés, de super héros et d’animaux de basse-cour. Derrière leurs masques en plastique les assaillants étaient méconnaissables. Mais la bande était, d’après leurs tailles et les sonorités frêles de leurs voix, composée d’adolescents mâles et femelles, d’une ancienneté pour la plupart inférieure à la majorité légale dans ce pays. Et c’est sans hésitation aucune que les assaillants se mirent à frapper avec virulence et opiniâtreté le capot, puis à briser les dernières vitres qui avaient résisté au premier choc. Quand cet acte fut accompli, ce sont les sièges avant et arrière qui se retrouvèrent éventrés, puis les  pneus furent poignardés et lacérés.
La manifestation de violence fut si soudaine et inattendue qu’aucun des badauds ne bougea d’un millimètre, comme piégé par les aspérités de l’asphalte. Par peur ou par béatitude enracinante, je ne saurais vous le dire. Néanmoins, au final, ce fut rapidement une carcasse bonne pour la casse qui se retrouva encastrée entre le trottoir et la rue. Le nez dans le pilier et le cul en pleine chaussée.
La circulation, quoique peu dense à cette heure de la journée, fut conséquemment bloquée par le véhicule abandonné. Son propriétaire avait pris la fuite devant l’attaque de sa diligence par l’équipée de vauriens masqués. Il n’y avait pas eu de violence physique et le conducteur avait pu sauver sa peau, son scalp et sa bourse. Seul son moyen de locomotion s’était vu pris d’assaut. Et partiellement détruit. 

2 - Rossable 

De ce qui semblait être une émeute anti-bagnole désorganisée, l’œil attentif et scrutateur ne pouvait qu’identifier une organisation autonome de groupes autogérés mais s’étant entendu sur au moins une prémisse : bouter l’automobile des rues jouxtant les écoles, de la maternelle au lycée.
Il est important de noter qu’aucune agression corporelle ne fut répertoriée au cours de ces attaques éclairs. Bien entendu, cela faillit dégénérer à quelques reprises, surtout lorsqu’un mâle dominant vit rouge quand les assaillants s’en prirent à son rêve mécanique. Mais à chaque fois les « lilliputiens urbains », comme je m’amusais à les surnommer, l’encerclèrent et la furie machiste  fut rapidement maîtrisée et ligotée à un arbre ou à un quelconque lampadaire disponible sur les lieux de l’attaque.
Il va sans dire qu’à ces occasions une danse pour des rues libérées était immédiatement rythmée autour de la victime, et ce par quelques pas endiablés non répertoriés aux annales artistiques. Nous étions bien loin des offrandes et des sacrifices à la nouvelle religion qu’était devenu, en un siècle d’obscurantisme technique, la toute puissante automobile. Un siècle qui avait suffit à transformer l’être humain qui, derrière son volant, adoptait une toute autre personnalité, changeait irrémédiablement de comportement et qui, pas vu pas pris, fonçait à travers des paysages dénaturés pour ses besoins, exterminait toute espèce animale croisant sa route et finissait par s’accaparer tous les droits… La loi du plus fort, du plus carrossable, devenant la règle. Mais aujourd’hui, le carrosse censé protéger les gosses n’était plus qu’une carrosserie carrossable car rossable par les non-motorisés en colère.

Pour en revenir à nos embuscades, il semblerait que ce ne soit pas les mêmes agresseurs qui agissaient : les horaires et les lieux des coups fourrés ne permettaient pas aux insurgés de s’y rendre dans les temps.
Il s’avéra également qu’il n’y avait aucune correspondance de statut social, aucun lien géographique, aucune ressemblance quant aux véhicules choisis et aux théâtres des opérations. Les embuscades ne se déroulaient jamais au même endroit ni aux mêmes heures. Rares furent les cas de récidives géographiques, mais il est à noter qu’une ou deux attaques se déroulèrent devant des établissements déjà pris pour cible quelques jours auparavant.
Le choix des armes variait quelques fois. C’est ainsi que des assauts furent organisés à la bombe à eau emplie de peinture et que certains véhicules furent transformés en jardinière.
En quelques jours l’insurrection s’est ainsi propagée, se répandant dans les villes sans aucune  organisation, ni logique de combat, sans la moindre communication ni concertation apparente. Pourtant les attaques augmentaient en nombre. Il ne s’agissait certainement pas de fins stratèges mais ils utilisaient à bon escient les techniques de la guérilla urbaine et l’appliquaient avec ferveur à la répression de l’automobile.
Il en découla que plus aucun parent n’osait conduire ses enfants à l’école en utilisant son véhicule motorisé. C’est ainsi que nous pouvions alors parler d’immobilité du parc roulant. En très peu de temps, le marché économique satura en véhicules d’occasion et les ventes de neufs s’effondrèrent en parallèle.

Pour corroborer cette décroissance, du jour au lendemain des propositions fusèrent  pour définir un autre type d’organisation quant au transport des chérubins. De ces réflexions communes et spontanées, il en sortit que dorénavant pour se rendre en cours, des pédibus ou des groupes de cyclistes devraient se mettre en place. Des accompagnateurs bénévoles s’inscrivirent à tour de rôle pour assurer une présence quotidienne auprès des enfants.
Les transports en commun, n’étant pour l’instant l’objet d’aucune attaque, furent pris d’assaut par une foule de nouveaux usagers. Ces modes de déplacements n’étant pas la cible d’embuscades, ils furent mis à l’honneur et leur fréquentation doubla du jour au lendemain. Il advint même que les autorités durent réquisitionner des autocars pour diligenter tout ce monde vers les établissements scolaires. De mémoire vélorutionnaire, jamais un tel mouvement de ré-appropriation de l’espace urbain ne s’était ainsi manifesté. 

3 - Sur le sable 

À l’heure où je rédige cet enthousiaste témoignage, et alors que le calme semble être revenu après plusieurs semaines de lutte, aucune explication, aucun communiqué de presse n’a jamais vu le jour, et les mobiles directs de ces attentats restent aujourd’hui encore inconnus.
Il va sans dire que des associations pseudo écologistes, la plupart proches du pouvoir en place, cherchèrent à récupérer le mouvement. En dénonçant ce type d’actions, tout d’abord, puis en lâchant quelques critiques en direction de la masse automobilisée. Elles appelèrent, comme souvent ce type d’organisations dépendantes, à cesser les attaques, sous prétextes que des négociations allaient débuter pour obtenir une loi interdisant l’accès des voitures à moins de 430 m des établissements scolaires. Foutaises que cela ! Et les militants, milices d’enfants, le savaient.
Lorsque je tente de comprendre ce qui a bien pu générer un tel conflit, je suis persuadé que tout cela devait arriver tôt au tard. Avant ces événements, à la sortie des cours, les quelques élèves piétons étaient obligés de se regrouper et d'être accompagnés par des adultes afin d’êtres visibles des automobilistes et ne pas se faire renverser, écraser, éparpiller, assassiner. Il avait même fallu, à de multiples endroits, des bénévoles vêtus de gilets jaunes fluorescents, indispensables attributs vestimentaires pour réguler la circulation et protéger, oui protéger, les passages piétons.
Savez-vous, qu’avant cette série de revendications exprimées par le truchement de ce que certains nommeraient démocratie directe, un tiers des accidents d'enfants de moins de 11 ans était dû à une collision avec une voiture.

Il est maintenant plus clairement compréhensible que, devant l'augmentation du nombre de voitures, de l'agressivité des conducteurs et de leur insouciance assassine, des parents énervés aient dû s’organiser afin de protéger leurs enfants des fous carapaçonnés, de ces masses métalliques de tueurs potentiels. Ce sont tout autant de voitures, de camions, de motos, de scooters, de camionnettes, et autres pestes à essence auxquels il fallait constamment échapper. Et je ne vous parle pas des voitures mal garées qui bloquaient les accès aux passages piétons, aux trottoirs, aux portes d’entrées, et qui quelques fois se posaient devant vous à vous en écraser les pieds et les enfants.
Il fallait, et plus souvent qu’à son tour, courir après la durée impartie pour traverser : le petit bonhomme vert passant régulièrement trop vite au rouge. Dans certaines villes, la signalisation parlait aux piétons afin de leur demander d’accélérer le pas ou de ne plus traverser, et laisser ainsi la place aux monstres qui rugissaient d’impatience de cracher leurs particules asphyxiantes. Une sorte de perpétuelle ligne de départ pour une sempiternelle conquête de l’Ouest. Et du Nord. Et du Sud. Et de l’Est. Il en vociférait de toute part, telle une armée née d’une inépuisable source de moteur.
En attendant depuis cette vague d’attentats qui ne semble avoir pris pour cible que les automobilistes, l’avertissement « Attention école » avait pris une toute autre signification aux yeux de tout un chacun. La peur et la violence avaient chacune changé de côté !
Nous ne nous en plaindrons pas, depuis il n’en est que plus agréable de flâner sur le chemin du salon de thé.

Et, entre parents ou passants non carrossés, nous avons maintenant tout le temps et le bonheur d’admirer à loisir nos carrosseries corporelles respectives ! Tout en gardant un œil sur les enfants en sécurité… sur le sable de la plage que cachaient les pavés ! 

Jocelyn PEYRET - Septembre 2010