Tu
rentrais de l'école.
Comme
chaque jour ta famille était réunie devant l'immeuble, discutant
avec les voisins de la journée écoulée.
Les
enfants, dont tu étais, criaient, jouaient, se chamaillaient avant
que Josef ne vous réunisse pour les devoirs du soir.
Il
était bénévole et venait vous donner des cours de rattrapage.
Sauf
que ce soir-là son arrivée fut associée à une descente de police.
Ces
deux images resteront gravées comme la juxtaposition irréelle des
deux visages d'un même pays qui se torture entre accueil et
répulsion.
Amour
et révulsion.
Tu ne
comprenais pas le gouffre qu'il y avait entre les déclarations de
principes de la Déclaration universelle des
Droits de l'Homme et ce que ta famille supportait depuis son
arrivée dans ce pays voluptueusement dépensier.
Tu
fus le premier à réagir, crier et donner l'alarme.
Tu as
vu l'affolement dans les yeux de tes proches et le sang-froid dans
ceux de Josef qui criait de rentrer.
Tu
n'as pas obéi à Josef.
Ta
mère t'as souvent répété de ne pas te faire prendre. Qu'il
fallait mieux abandonner ta famille et fuir. Te cacher. Et te
réfugier auprès de Sandra. Son numéro de téléphone était
inscrit sur un papier calé au fond de ta chaussure droite.
Tu as
couru de l'autre côté de la rue et tu t'es réfugié à l'arrière
d'une camionnette dont tu savais les portes arrières ouvertes.
Là,
dans la position du tireur couché, tu aurais aimé défendre ta
famille. Tu as seulement pu observer l'arrivée des policiers et
Josef qui, debout dans sa dignité, s'opposait à eux.
- Vous ne rentrerez-pas !
- Vous faites obstruction à la loi.
- Quand une loi est mauvaise je m'y oppose.
- Vous ne nous empêcherez pas d'entrer.
- Mais j'aurai résisté.
- Cela suffit. Messieurs les policiers, saisissez-vous de lui.
Josef recula et referma
derrière lui la porte blindée qui bloquait l'accès à l'immeuble
occupé par une trentaine de familles.
Josef était un soutien
actif de RESF, comme Sandra, et depuis plusieurs années il aidait
les enfants sans-papiers scolarisés.
Son implication datait du
jour où il avait vu l'image d'un petit malien entouré de cinq
molosses qui venaient arrêter sa famille. L'injustice de la vie
s'associant à celle d'un pays riche qui ne pouvait accueillir toute
la misère du monde mais contribuait à son développement.
Derrière la porte close,
Josef continuait d'admonester les policiers qui appliquaient des
ordres sans considération pour la personne humaine.
- Les hommes, femmes et enfants qui habitent ici n'ont pas d'autres choix pour s'en sortir que de vivre dans ces locaux délabrés et insalubres d'où vous voulez les expulser. Quelle éducation avez-vous reçu ? Celle qui émane d'un égout débordant des miasmes de l'abjection ?
- Monsieur je suis le représentant de la République française, je vous sommes d'ouvrir immédiatement cette porte.
- De quelle République me parlez-vous ? Ne savez-vous pas qu'elle est morte depuis que vous expulsez les gens par charter ?
- Nous ne sommes pas devant un tribunal Monsieur. Il existe des lois et nous devons les appliquer sinon c'est la porte ouverte à l'anarchie.
- Quand je vois ce que vous faites de la démocratie ! Seriez-vous nostalgique d'un vingtième siècle des extrêmes ? Vous ne représentez pas mon idéal républicain et je ne reconnais pas vos lois racistes.
- Monsieur vous insultez ma fonction et mon pays. Cela suffit ! Ouvrez cette porte ou je donne ordre de la défoncer.
- Comme vous avez défoncé sans vaseline les derniers espoirs d'humanité qui survivaient dans ce pays. Désolé mais ici comme ailleurs nous avons décidé de résister. En attendant que votre conscience sorte de son état léthargique qui vous aveugle. Vous et vos hommes êtes les collaborateurs de cette ignominie et l'histoire se souviendra de vous comme les complices de politiciens xénophobes.
- Monsieur, les personnes dont vous parlez ont été élu au suffrage universel. Que je sache vous n'avez aucun mandat représentatif !
- Je suis la vie, l'amitié et le droit à chacun d'avoir un toit, à manger et de quoi vivre dignement là où vous n'êtes qu'un étouffoir d'humanité.
Josef était fatigué
d'entendre des arguments qui lui semblaient absurdes, vides de toute
réflexion personnelle. De toute humanité. Il se demandait comment
réveiller la conscience de ces exécutants ? Les voir désobéir ?
Derrière lui il sentait
un état d'affolement et de perplexité. Ses amis squatteurs
craignaient pour leur vie. Ils savaient que d'ici peu les policiers
les conduiraient de force en centre de détention. Premier chaînon
avant une éviction et une mort
programmée.
Quant à toi, toujours
caché, tu ne comprenais pas pourquoi certains s'acharnaient à vous
expulser de
ce logement vétuste et abandonné. Les
murs étaient lézardés, la toiture fuyait et des fenêtres
manquaient. Le plancher était par endroit défoncé, la peinture
plombée et l'eau n'était plus courante depuis des années.
Face au gaspillage dont
les poubelles ventrues témoignaient et le nombre de bâtiments
vacants tu ne comprenais pas pourquoi vous n'aviez pas votre place
ici.
Derrière
les portes de la camionnette, tes yeux étaient douloureux des
sanglots que tu retenais dans un silence de séparation définitive.
Sur les visages de tes amis un masque
de peur semblait figé comme devant un peloton d'exécution. Des
femmes serraient contre leurs poitrines leurs enfants en larmes, au
regard apeuré.
Tes
espoirs venaient d'être piétinés par les forces de l'ordre
républicain. Tu te demandais quelle différence il y avait entre le
pays que vous aviez fui et celui où vous pensiez trouver refuge.
Tu
sortis de ta cachette, tourna le dos à l'immeuble et partis
téléphoner. Calmement, pendant que derrière
toi des cris fusaient au rythme des matraques, du mobiliser qui
s'écrasait sur la chaussée et des boiseries détruites à coups de
bottes.
Les
portes de l'égalité et de la liberté venaient de te claquer au
visage. Il t'en restait une dernière, celle de la fraternité.
Cachée au fond de ta chaussure.